De Montréal – La question ne se pose pas : les salons du livre doivent se réinventer, constamment. Leur principe même repose sur l’attractivité qu’ils sauront exercer sur les lecteurs. Il y a les visiteurs gagnés d’avance, et ceux à (re)conquérir — et ceux que l’on ne verra jamais. Et au milieu, les éditeurs, les auteurs, les libraires…
Une table ronde très internationale brossait, lors de la journée professionnelle du Salon du livre de Montréal, plusieurs modèles de rendez-vous littéraire. Pour répondre aux questions de Gilda Routy, présidente du Salon et animatrice,Guido Indij, éditeur à La marca editora (Argentine) fondée il y a 25 ans, exposant régulier à la Foire du livre de Buenos Aries ; Isabella Ferretti, directrice éditoriale de 66thand2nd (Italie) fondée en 2008, et engagée notamment dans la Foire du livre de Turin ; Edmund Jacoby, éditeur chez Verlagshaus Jacoby & Stuart (Allemagne) 2008, qui apportait son regard sur la Foire de Francfort ; Catherine Mitchell, agente des droits chez Pajama Press (Canada) qui arpente les foires internationales ; Julie Brosseau, présidente de l’Association québécoise des Salons du livre, AQSL, (Québec) et directrice générale du Salon du livre de Trois-Rivières.
Les présentations faites, le cœur du sujet est rapidement abordé : face aux changements dans les habitudes de consommation, comment ne pas interroger la place des salons ? « Alors que d’autres médiateurs comme les bibliothèques introduisent des ateliers nouveaux, comment faut-il adapter les salons », interroge Gilda Routy.
Appréhender les spécificités des marchés
Les trois éditeurs présents autour de la table avaient été invités dans le cadre du fellowship Rendez-vous, qui depuis 2014, favorise l’échange entre les maisons du Québec et celles du monde. Isabella Ferretti savoure : « Il m’a permis de découvrir l’importante diversité de l’édition au Québec. »
En Italie, note-t-elle, les salons sont des espaces de rencontres privilégiés pour les éditeurs et leurs auteurs, avec les lecteurs. Ainsi, depuis quatre ans, a été créé l’Observatoire des éditeurs indépendants, qui produit son propre salon — sans dimension professionnelle, on y vient pour les lecteurs. « Book Pride est entièrement géré par les éditeurs indépendants et se déroule à Milan. Cette implantation découle d’un manque évident dans la ville, d’une manifestation populaire. »
Engagée dans Book Pride, Isabelle Ferretti est également secrétaire générale de l’Associazione Amici del Salone Internazionale del Libro di Torino. « Pour sa 31e édition, Turin s’est pleinement renouvelé, alors que se développait Tempo di Libri, foire plus professionnelle, à Milan. Pourquoi garder deux salons dans ces conditions ? Et comment ? »
La réponse apportée par les organisateurs fut de renforcer pour les éditeurs les dimensions vente de droits, traduction, mais également cinéma. Et de s’inscrire dans une dynamique rendue possible et encouragée par l’Europe. « De plus, la ville de Turin s’associe pleinement à la manifestation : de nombreux événements hors les murs sont proposés, même de nuit — certains sont payants. Par ailleurs, le salon a instauré des échanges avec d’autres festivals du livre, où chacun apporte sa vitalité, sa philosophie et sa vision. »
Turin : “C’est un bonheur de voir
tant de jeunes qui lisent” (Nicola Lagioia)
L’autre enjeu, pour les éditeurs, c’est que dans le sud du pays, le manque de librairies doit être compensé par des manifestations qui permettent de ne pas couper le lien avec les livres. « Dans les Pouilles, en Cambrie, on espère toujours que le lectorat va revenir, en multipliant les initiatives. »
Mais pour les indépendants, la situation se corse véritablement : « Notre marché fonctionne très différemment : un écart se creuse entre les groupes éditoriaux et les éditeurs indépendants dans la visibilité qu’accordent les librairies. Tout repose sur les remises consenties aux libraires : plus elles sont importantes, plus le livre sera ouvertement exposé dans la librairie. » Ce qui peut poser moins de problèmes à une grosse structure devient vite suffocant pour les petites maisons. « La Book Pride, à Milan, compense un peu cette dimension. »
Entre ballade familiale et foire professionnelle
Plus grande foire d’Argentine, la Fiera del Libro de Buenos Aires réunit 1,2 million de visiteurs sur 19 jours, à travers 50 000 m2. 10 000 professionnels sont présents, 1500 activités culturelles proposées, auxquels s’ajoutent trois journées dédiées aux professionnels, avant la Foire, nous indique Guido Indij. « L’événement est incontournable, familial et historique : il offre des opportunités concrètes pour le business, et un programme d’invitation d’éditeurs — à condition qu’ils parlent et lisent l’espagnol. »
D’ailleurs, pour ne pas menacer l’activité des libraires durant cette période, ces derniers sont impliqués dans le salon : « C’est essentiel », reconnaît l’éditeur. Concurrencée fortement par Guadalajara, qui jouit d’un fort financement, la foire de Buenos Aires « a toujours cherché de nouvelles idées : on trouve une centaine de salons à travers toute l’Argentine. Aujourd’hui, comme auparavant, on se rend à la Feria del Libro comme on fait une promenade en famille : c’est un moment de convivialité. »
“J’aimerais publier moins de livres,
pour privilégier l’artisanat et le soin”, Guido Indij
Edmund Jacoby déplore, lui, que « l’Allemagne n’ait pas la culture des salons ». Il existe deux temps forts majeurs : Francfort, strictement professionnelle — le grand public n’est accepté que deux jours — , et Leipzig, héritage d’une tradition venue de l’ex-RDA, qui se déroule au printemps. « En dépit de la crise du livre dont on parle depuis des siècles, la Foire de Francfort n’a jamais cessé de croître. Organisée par l’association des éditeurs et libraires allemands (le Börsenverein), elle offre chaque année d’inviter un pays et de porter l’accent sur sa culture, en le faisant découvrir aux professionnels réunis. »
En 2020, le Canada sera d’ailleurs l’invité d’honneur, alors que la France l’était pour 2017.
Europe : pour la Foire de Francfort,
une réunion des ministres de la Culture
« Il existe bien des initiatives localement, pour montrer des livres, mais principalement avant Noël », poursuit l’éditeur. À Stuttgart ou à Munich, par exemple. Et puis il est courant de trouver des vendeurs de livres dans les marchés de Noël. Mais ce n’est pas vraiment dans notre culture. » Idem pour la bande dessinée : le grand salon d’Erlangen est assez unique en son genre, « d’autant plus que l’on vend rarement des bandes dessinées dans les librairies ». Triste…
« Nous n’avons effectivement pas autant ce sens du contact, contrairement à ce qui peut se faire dans des pays scandinaves. Mais il faut avouer que nous ne sommes pas vraiment soutenus par les pouvoirs publics. » Or, le risque, c’est que « la tendance fasse du livre un produit culturel pour les plus riches, ce qui sera mauvais pour tout le monde — et le phénomène est international. »
La force de résistance du public, ou la culture du salon
Agent littéraire depuis 2010, Catherine Mitchell souligne, elle, que l’équation d’une manifestation repose toujours sur son approche : soit dédiée aux professionnels, soit portée par des éditeurs qui achètent des stands (on parle alors de salon) ou bien une forme de grande librairie (on parle plutôt de festival). Ensuite vient l’accueil sur place — autrement dit, les attentes propres du public.
« Pour exemple, le festival de Toronto, The Word On The Street, a tenté durant plusieurs années de proposer un temps littéraire fort, pointant la promotion de la lecture. Libraires et éditeurs s’y retrouvaient pour accueillir le public — mais ce dernier venait principalement chercher des livres vendus avec une importante remise. » Moralité, la manifestation s’est arrêtée.
« Il nous manque, à Toronto, une manifestation similaire à celle de Montréal, de toute évidence. Ici, la valorisation de la lecture, de la langue française, tout est réuni. Mais en dépit de nos différentes tentatives, les lecteurs ne comprennent pas le principe. » La culture du salon n’est pas universelle, de toute évidence. « Et il est très compliqué pour eux, de payer un vestiaire plus un ticket d’entrée, pour venir voir des livres — Toronto est une ville d’hiver… », plaisante-t-elle.
Avec 9 salons sur l’ensemble du territoire de Québec, ce sont 300 000 visiteurs qui chaque année viennent découvrir des livres — dont 63 000 jeunes. « Le plus ancien a cinquante ans et tous ont connu de grandes évolutions », poursuit Julie Brosseau. « Mais ils ne sont pas simplement des événements littéraires ; chacun participe à la vie culturelle de la ville : certains se déploient amplement hors les murs, pour d’autres, l’enjeu est d’aller à la rencontre des scolaires dans les écoles. Dans tous les cas, proposer des activités pour ceux qui n’auront pas la possibilité de venir. »
Dans le cas de Montréal, « la manifestation s’est transformée pour passer de la grande librairie à un événement modèle dans la diffusion de la culture ». Avec l’obligation que les ouvrages présentés soient déjà sortis : pas question de court-circuiter les libraires. « Un salon répond tant à une approche politique qu’aux demandes et attentes des organisations professionnelles et des acteurs locaux. »
Au point qu’en cas de trop grand déséquilibre, les manifestations s’arrêtent, souligne Isabella Ferretti : « Naples a eu durant 11 ans une foire, Galassia Gutenberg. » Lancée par l’éditeur Franco Liguori, l’événement impliquait les lecteurs pour ne pas les laisser passifs devant des espaces d’expositions de livres. « Mais la municipalité puis les éditeurs ont arrêté de s’y investir, et en 2010, il s’est arrêté. »
La jeunesse éternelle…
La conquête d’un lectorat jeune, - assurance (tout le monde l’espère) que l’adulte continuera à lire - , reflète l’une des problématiques prioritaires. « En Argentine, nous avons un salon durant les vacances de juillet — c’est l’hiver pour nous — qui est consacré à la jeunesse », indique Guido Indij. « Le renouvellement du public y est constant : je m’y rendais moi, quand j’étais enfant. L’important est de cultiver l’affection pour les ouvrages, à travers les parents : ainsi, ils pourront stimuler la passion chez leurs enfants. »
En Italie, la collaboration avec les pouvoirs publics est essentielle, souligne Isabella Ferretti : il faut attirer tous les lecteurs, et en donner à tous, des grands lecteurs à ceux qui ne lisent jamais, en espérant capter leur attention. « Chaque salon a son programme propre qui implique les scolaires, parce que leur présence est cruciale. »
Mais cela engage surtout à préparer ces rencontres et les enjeux des visites. « Tout le monde souhaite que cet investissement fasse de nouveaux lecteurs : encore faut-il que le gouvernement suive. Et que les manifestations puissent avoir les moyens de promouvoir la lecture, à travers ce type d’animations. »
Insolite, drôle ou décalé, découvrir
le Salon du livre de Montréal autrement
Julie Brosseau introduit une nuance : capter l’attention des jeunes est important, mais la limite dans la capacité d’accueil d’un lieu fait que « l’on crée des événements hors les murs, en amont ». Et surtout, il importe de ne pas cantonner la lecture au seul moment d’un salon. « À Trois-Rivières, nous avons un programme de développement du lectorat, qui passe par un soutien auprès des personnes adultes qui sont dans une situation d’illettrisme et apprennent à lire. Ce sont également des auteurs qui se rendent en prison ou des ateliers avec des migrants. »
Des publics qui peuvent n’être pas des jeunes, « mais qui ont tout autant besoin de pouvoir lire ». Parce que si personne n’a la réponse quant à ce que les salons devront demain inventer, « nous avons la chance de vivre dans des sociétés où l’on considère que le livre a encore toute sa place », conclura Gilda Routy.
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